TOI ÉCRITE
Blason du corps de la femme.

BARA OU LES FLEUVES INDISCRETS

"J'aime mieux tes lèvres que mes livres." Jacques Prévert

À l' origine il y a les livres de mon père. Ce sont les livres dont il parle. Ses livres tant aimés.

De ses livres disparus, il dit parfois les titres, il en nomme les auteurs. Il dit qu'il y en avait partout, partout "avant" , il y a si longtemps maintenant, sur les murs de la galerie qui fait le tour du magasin. Mon père dit qu'il a tout perdu pendant la première guerre. Mon père dit qu'il a racheté les livres. Mon père dit qu'il a encore tout perdu pendant la seconde guerre. Mon père dit qu'il n'a plus eu le courage de racheter les livres. Ne dit plus rien.

Je regarde ses yeux quand il parle de ses livres deux fois perdus.

Je le vois qui cherche sur des rayonnages fantômes, qui trouve, qui prend un volume, qui caresse une couverture, qui ouvre le livre ressuscité. Encore, il consulte, il compulse, il déguste chaque page comme j'ai seulement vu d'autres goûter de très grands crus. Son regard est doux, son visage dans la lumière, ses lèvres psalmodient. Sa mémoire est en pleine lecture. C'est une prière. Encore.

Je le vois qui cherche, qui cherche sur les mêmes rayonnages, qui cherche, et cherche en vain. Son regard est éteint, son visage hagard, ses lèvres muettes. Il ne trouve pas, il est pâle, il ne se souvient plus. Alors il pleure la mort de ses livres, et il meurt de nouveau avec eux.

Le simulacre de ses livres lui tient lieu de mémoire, et il s'est accroché à lui pour éviter le naufrage. Il n'y a pas eu d'Histoire, il n'y a pas eu deux guerres. Seulement des livres qui lentement lui échappent.

À l'origine il y a ses livres disparus. Pas des livres matériels. Non. Des livres nommés. Des livres racontés. Des livres cités. Des livres récités. Ils existent encore, fragments de la mémoire du père. Ils sont la matière qui l'anime. Ils vivent par ses lèvres, ils existent par sa voix.

Et c'est tout.

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