TOI ÉCRITE
Blason du corps de la femme.

BOULEVARD DE L'AMOUR

Vous y aviez pensé aux rues de l'amour, ces rues qu'on adopte et qui nous adoptent aussi parfois : rue union, rue liaison, rue clandestine, rue amoureuse. Rues au féminin.

Dans ces rues de passage, quelle merveille, c'est l'incognito. Ici vous n'avez pour tous pénates que le strict nécessaire, rien ou plutôt si. Un trésor : Elle.

Vous ne vous souvenez généralement pas des rues de l’amour la première fois où vous y êtes venu, puisqu'alors, davantage que la rue, c'est Elle que vous regardiez. Mais de la croissanterie du premier matin si, celle des petits pains chauds et de la ficelle, celle du froid dehors. Au retour mutin sous la couette vous étiez, en héros intrépide, décoré de câlins.

Ces rues, vous en avez touché les rives à l'aurore de votre première tendresse, un peu étonné d'être là, et puis, de soir en soir, de matin en matin, voilà qu'elles s'insinuent en vous. Et, sans presque vous en rendre compte, le temps seulement d'un coeur, vous vous prenez à les aimer et à les vivre. Vous y voilà en résidence secondaire, en maison de campagne, en jours fériés pour l’éternité.

Les rues de l'amour ne vivent pas au rythme de vos deux coeurs : elles ont leurs sautes d'humeur et leurs caprices. Elles peuvent anticiper la rupture ou lui survivre. Mais elles vous étonnent longtemps, et chaque fois que vous y venez, vous vous émerveillez de la durée de cet amour. Car vous le savez, son temps est compté et vous n'avez plus d'illusion : l’éternité n’est qu’interlude, intervalle, intermède, récréation. C'est pourquoi je vous dis : jouissez de n’être ici qu'en simple invité.

Les rues de l'amour sont pareilles aux quais d'une gare, elles s'imprègnent de la mélancolie des départs répétés. Elles connaissent comme eux les adieux aux larmes. Et s'il est vrai que le temps finit par estomper les séparations, les rues de l'amour, elles, sont toujours là comme des cicatrices. Je les évite longtemps, et si je dois y passer, je presse le pas comme si je me sentais suivi par le pas du passé. À présent anonyme, j’ai peur de t’y croiser. Je n’aurais plus rien à te dire. Des années après, je peux m’y rendre, comme dans un cimetière, pour me recueillir sur notre dépouille. Je récite un kaddich à la mémoire de celle que tu n’es plus.

Depuis que j'ai quitté la première de ces rues de l’amour, la rue du Sauvage où je suis né, je sais que je n’ai pas le droit de me reposer. Partout ailleurs je suis condamné à l’exil.

Mais dans ma rue de l'amour, celle d'aujourd'hui qui porte le nom de Sheinkin, cet exil a de nouveau cessé. Je n'y dépose pas le fardeau de mon quotidien, j'y vole encore une fois, le temps éternel des fugitives amours. Et s'y écrit de ma vie le morceau qu'Elle m'y laisse écrire, dans la parenthèse jumelle de ses lèvres entrouvertes.

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