TOI ÉCRITE
Blason du corps de la femme.

BEN YEHUDA

M'asseoir avec toi à la terrasse de l' ATARA, en français : le Café de la Couronne.

Nous jouons. Tu me dis : change une seule lettre du mot ATARA -remplace le teth par un tav- et le Café de la Couronne devient le Café de la Prière, ou le Café de la Supplication. Tu proposes de remplacer l'initiale ayin par un hé, pour en faire le Café du Dénouement. Et tu dis encore que les aliments lactés, sur la pancarte, sont l'anagramme des anges livides. J'aime que ce soit toi qui jongle avec la langue que je n'ai jamais pu apprendre.

Jamais ce café déglingué de l'avenue du Fils de Juda ne sera répertorié dans un guide touristique de Tel-Aviv. Personne n'a noté le mélange de l'architecture orientale ancienne des étages et de celle des années soixante-dix du rez-de-chaussée. Quand il aura disparu, ce qui sera peut être demain, nous nous souviendrons de la couleur du carrelage, des vitrines à moitié vides, des enseignes chancelantes, et des néons qui grésillent, s'allument et s'éteignent par alternance, usés comme ce lieu d'avoir trop vécu. Sur les pavés du trottoir, quelques chaises et des trépieds surmontés de planches rondes. Quelques verres sales avec un fond de lait, de sirop d'orgeat où des mouches gourmandes agonisent, et des cendriers trop pleins de mégots qui fument encore. Ce n'est même plus une terrasse.

Jadis, nous aurions pu, épuisés d'avoir longtemps marché, profiter du vent de la mer qui souffle dans l'avenue avant la fraîcheur du soir et nous nous serions assis à cette terrasse malgré le monde qui s?y presse. Nous aurions joué au Halma de voyage que tu persistes à nommer les dames chinoises, et tu m'aurais mis la piquette. J'aurais voulu prendre ma revanche, et tu m'aurais dit : "Tu n'aimes pas perdre". Nous aurions fait une partie et une partie, et une partie encore, et pour une fois nous aurions joué jusqu'à la nuit, sans nous en apercevoir, sans voir la foule s'asseoir puis se lever. Sans rien voir que nous, dans la musique des dés qui roulent et des pions des trictracs qui claquent sur les damiers.

Des années plus tard, malgré la peur des attentats nous pourrions décider de nous asseoir quand même dans ce lieu si peu fréquenté que les risques en seraient minimes.

Nous voulions nous arrêter à l'Hôtel Hagalil "next corner" pour une seule nuit : il était en réfection.

Je ne laisserai personne saccager ma vie et mes rêves.

© Pierre-Pascal FURTH all rights reserved