TOI ÉCRITE
Blason du corps de la femme.

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SCUD V. BÉBÉ BILD ALBUM

La première photographie du keepsake où ma mère classait les images de notre enfance ne devrait pas me concerner, elle anticipe ma naissance de quatre ans. Cet en-tête, qui chez les autres affirme le sourire de la jeune accouchée dans la plénitude du nouveau-né, chez nous suinte la douleur. C'est une image de guerre.

Ma mère y pose avec ma soeur aînée qu'elle a placée contre sa hanche. L'enfant dort, dans le sac de jute qui lui sert de couverture. Le visage de la mère est celui de la piéta. La mère porte un vêtement noir qui ne peut être autre chose qu'un vêtement de deuil. Que la nativité n'ait pas pu effacer la douleur, il faudra que je le vive.

Ma mère pose donc dans ce qui doit être l'angle d'une cour. À cause du tirage ancien que le temps a fait virer à la sépia, le décor a l'air plus sinistre encore. Le sol de terre nue, le mur de droite crépi par la suie et la crasse, une espèce d'appentis où traîne un capharnaüm de souches, de troncs, de fagots, de vieux montants de lit, de pots cassés et d'outils, tout cela ne peut pas détourner mon regard de la toile de fond, plus claire, d'où se détachent les formes réunies de cette maternité sans joie. C'est une porte de planches mal jointes qui conserve encore les rares vestiges d'une très ancienne peinture, des flaques des taches ou des touches à peine apparentes. Et sur cette porte, une écriture que la vétusté estompe lentement. Je devine avec peine Prière de, sur la première ligne d'un panneau, en lettres capitales, mais en dessous, en lettres trois fois plus grandes, PORTE DES ne laisse plus aucun doute. Il s'agit de la porte des latrines. Sans faire d'efforts, je sens l'odeur qui se dégage de ce lieu d'aisance. Elle reste suspendue : c'est l'odeur de la cour. C'est aussi l'odeur qui s'est imprimée dans le corps de ma mère pendant les années qu'elle a vécu là, figée, vidée, silencieuse, tapie, pour échapper à la déportation. Elle voulait fuir, elle devait se terrer. Elle venait tout juste de donner la vie. Et je comprends seulement aujourd'hui, aujourd'hui en l'écrivant, pourquoi cette odeur ne l'a jamais quittée. La complaisance avec laquelle ma mère paradait sur son seau hygiénique vient de là. C'est une séquelle. Mais pour elle, maintenant je le sais, au sentiment de sécurité que lui avait donné ce fond immonde de cour, se superposerait pour toujours l'odeur de ces latrines, l'odeur des latrines tout court. Plus rien ne peut m'étonner. Elle se devait d'être toujours dans la merde. À présent, je m'en souviens.

Mille fois j'ai entendu parler de ce lieu, mais jamais, non jamais elle ne m'a avoué le nom de la rue, le numéro de la rue, ou quoique ce soit qui permette de le retrouver. Ma mère le cache comme elle s'y est cachée. Seulement un nom de ville j'ai entendu. Là où ils s'étaient réfugiés. Là où s'est passé ce qui ne peut pas se dire.

Cinquante ans plus tard, je décide de partir pour Tel-Aviv, pendant la guerre du Golfe.

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